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Le sens des mots : on ne sait jamais


Ce sont les faits historiques qui détermineront si la modernité fut une réalité porteuse de changements menant au progrès social et économique des populations concernées.
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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 27 mai 2020      

Depuis le début de cette crise où nous avons été confinés jusqu'à ne plus soif, on a souvent pu lire comme commentaire sur cette crise qu'il y aura un avant et un après pandémie et plusieurs ont exprimé l'idée qu'il fallait profiter de l'occasion pour repartir sur de nouvelles bases. Rien ne sera plus jamais comme avant semble être le leitmotiv de cette posture rhétorique. Il semble que l'on nourrisse à l'endroit de cette question la même attitude que celle qu'avaient adoptée jadis les modernes contre les anciens dans les débats sur la modernité.

La modernité, voilà bien un mot-concept fourre-tout qui veut tout dire et ne rien dire à la fois et qui a été utilisé à toutes les sauces par de nombreux penseurs des sciences humaines et sociales. Dit simplement, la modernité se définit ni comme un concept sociologique, ni comme un concept politique, ni proprement comme un concept historique. C'est un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la tradition, c'est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles : devant la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s'impose comme une, homogène, irradiant mondialement à partir de l'Occident. Pourtant elle demeure une notion confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité.

Dans le traitement que je ferai de ce mot-concept dans cette chronique, retenez que le rien ne sera plus comme avant est opposé à nos façons de voir et de faire avant la pandémie. D'où mon désir de vous entretenir de modernité pour mieux comprendre pourquoi il n'est pas évident que rien ne sera plus comme avant. Il faut comprendre que c'est une question d'état d'esprit avant tout. Réflexion sur la modernité comme exemple d'un avant et d'un après.

La modernité : quelques pistes canadiennes

Rien ne peut mieux, à mon sens, traduire l'esprit de la modernité que l'incident rapporté par Keith Walden dans son livre consacré à l'exposition industrielle de Toronto à la fin du 19e siècle. Dès les premiers mots de son récit, Walden rapporte qu'une femme âgée, Henneth Heron, se promenant dans les rues du centre-ville de Toronto est heurtée par un tramway. Elle succombera à ses blessures cinq heures plus tard chez sa sœur. Incident en soi banal...

Ce qui dans cet événement est pertinent dans le propos de cet essai sur la modernité, ce sont les circonstances de cet accident mortel. La femme de 61 ans était peu familière avec le véhicule qui l'a happée mortellement. Son conducteur et son superviseur ne l'étaient pas plus. C'était un nouveau véhicule tout neuf que l'on venait de mettre sur les chemins. La vitesse, les distances de freinage, la présence d'un avertisseur, une sorte de klaxon, étaient autant d'éléments nouveaux dans le monde des protagonistes. Tout cela constitue une expression de la modernité. La technologie au service du progrès...

Et pourtant, la dame n'était pas familière avec le son de l'avertisseur. Aussi, lorsqu'elle l'entendit, elle figea au milieu du chemin... Le conducteur était en formation sur le nouveau véhicule... Il était accompagné d'un superviseur qui venait à peine de compléter lui-même sa formation qu'il transmettait à son collègue... Ils étaient donc peu familiers avec le véhicule et inaptes, d'une certaine manière, à en contrôler toutes les dimensions en cas de situation d'urgence. C'est du moins les conclusions que tirèrent les enquêteurs qui firent rapport de cet accident.

La modernité comme outil de révélation

Cet événement est révélateur d'une époque dans laquelle les progrès technologiques et les innovations sont porteurs de changement, d'une ère nouvelle, d'un monde meilleur. C'est d'ailleurs l'objet du livre de Walden de mettre en scène la modernité par l'organisation et la tenue de cette exposition industrielle et commerciale. En même temps, ces changements porteurs d'un ailleurs meilleur sont aussi des innovations dans un monde qui n'en maîtrise pas tous les paramètres et dont les acteurs principaux font figure de victimes plutôt que de démiurges d'un nouvel univers. En ce seul exemple, toute la modernité est résumée : un monde nouveau porté par le changement, mais qui « en soi » n'est pas bien ou mal. On comprend par cet événement, qui peut devenir une sorte d'allégorie au bénéfice de mon propos, que la modernité n'est pas, « en essence », un concept porteur de progrès ou porteur de recul. Si la modernité n'est pas bien maîtrisée, elle peut conduire à des tragédies. Si bien que le concept de modernité n'est ni le « nirvana » ni « l'enfer », il est tout simplement un concept intégrateur du développement du capitalisme et du libéralisme au Canada des 19e et 20e siècles.

Ce sont les faits historiques qui détermineront si la modernité fut une réalité porteuse de changements menant au progrès social et économique des populations concernées. Dans un monde traversé par des hiérarchies de classes, de genre et d'ethnies par le procès des rapports sociaux de l'accumulation du capital, il est d'aventure plausible de poser comme hypothèse de départ que les fruits de la modernité puissent être appréciés de façon différente dépendamment de la place que l'on occupe dans la hiérarchie sociale, si on est femme ou homme, blanc ou métissé, protestant, catholique ou juif, autant de caractérisation qui donne à son porteur une expérience de la modernité qui teinte son vécu et le rapport de ce concept avec l'idée de progrès ou non.

La pandémie : l'avant et l'après

Ce qui est vrai pour la modernité illustre bien le propos que je veux tenir dans cette chronique. En soi, la pandémie n'est pas une garantie qu'il y aura un avant et un après, ni que cet après sera pire ou meilleur que l'avant. Chose certaine, l'après-crise devra faire l'objet de réflexions et de débats sur l'avenir. Il est cependant aussi important de rappeler que nous sommes toujours en plein cœur de la pandémie. Nous n'avons pas encore trouvé de remèdes ni de vaccins à ce virus qui peut tuer si nous en devenons porteurs. La principale tâche à laquelle nous devons nous préparer c'est d'affronter une deuxième vague de cette même pandémie et de s'y préparer mieux encore que pour la première vague. Dire cela c'est aussi dire qu'il est trop tôt pour débattre de l'avant et de l'après et, pour tirer quelques conclusions que ce soit sur les gestes posés par nos gouvernements pour faire face à cette crise. Déjà, dans le sillon du déconfinement partiel, j'entends des voix s'élever pour dire qu'il aurait mieux valu que... foutaise que tout cela. Nous ne connaissons même pas encore ce virus. La science est encore ignorante de bien des questions liées à cette pandémie. Alors quel petit génie veut lever la main pour dire haut et fort que lui savait et qu'il sait ce qu'il faut faire. Bien sûr, nous sommes en démocratie et chaque personne a le droit à son opinion, mais comme l'a démontré l'exemple tout simple de l'accident rapporté dans cette chronique d'une femme à Toronto, les paramètres pour comprendre sont nombreux surtout lorsque nous sommes en territoire inconnu.

Il faut donc se garder une petite gêne encore pour écrire l'histoire de cette pandémie en se rappelant les paroles de la chanson Je sais, je sais de Jean Gabin :

« Quand j'étais gosse, haut comme trois pommes
Je parlais bien fort pour être un homme
Je disais, JE SAIS, JE SAIS, JE SAIS, JE SAIS.... »

Il nous raconte dans cette chanson qu'il savait toujours tout au long de sa vie jusqu'à ses soixante ans :

« Il y a soixante coups qui ont sonné à l'horloge
Je suis encore à ma fenêtre, je regarde, et je m'interroge
Maintenant JE SAIS, JE SAIS QU'ON NE SAIT JAMAIS !
La vie, l'amour, l'argent, les amis et les roses
On ne sait jamais le bruit ni la couleur des choses
C'est tout ce que je sais ! Mais ça, je le SAIS...!
L'important c'est de connaître le sens des mots. On ne sait jamais ! »


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