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Le ressentiment

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Exceptionnellement, le chroniqueur régulier Daniel Nadeau nous donne son point de vue sur les événements de Saint-Jean et d'Ottawa. Une perspective originale des tristes événements que nous vivons actuellement.

On ne connait plus les classiques. Au contraire, de nombreuses voix s'élèvent périodiquement pour revendiquer une éducation plus utilitaire, plus en prise avec le monde réel. Quelle bêtise!

Au moment où nous sommes interpellés par la violence de « loups solitaires » qui s'attaquent à notre démocratie et ses fondements, relire L'Homme révolté d'Albert Camus semble tout indiqué. Voici une plongée dans le monde de la révolte et du ressentiment.

Genèse d'une œuvre

Albert Camus a publié L'Homme révolté en 1951. Ce texte apparaît comme une suite du Mythe de Sisyphe où il traitait du suicide et du caractère absurde de l'existence. Ces deux œuvres de Camus empruntent plus à la morale qu'à la philosophie, ce que lui ont reproché Sartre et ses amis. Il faut cependant rappeler qu'Albert Camus, nobélisé en 1957, a toujours défendu la vie humaine. Dans toute son œuvre, Albert Camus a toujours opposé l'absurde à la révolte et s'est dressé contre les réponses faciles qu'offrent les diverses religions : « Je ne puis comprendre qu'en termes humains. » (Le Mythe de Sisyphe)

Pour Camus, l'absurde n'est pas un savoir, c'est un état acquis par la confrontation consciente de deux forces. L'absurde c'est, selon Camus, la conscience toujours maintenue d'une fracture entre le monde et mon esprit. Pour Camus, l'homme doit s'abstenir de trouver des réponses à l'absurde dans les religions. Il doit s'obstiner à ne pas écouter les prophètes. « L'homme absurde n'accepte pas de perspectives divines, il veut des réponses humaines. » (Albert Camus, Wikipédia)

L'une des façons de faire face à l'absurde pour l'homme c'est de choisir le chemin de la révolte. La révolte pour Albert Camus devient une réponse dans laquelle il renoue avec son humanité en faisant corps avec les autres hommes. La fin justifie-t-elle les moyens? Non, répond Camus, ce sont les moyens qui justifient la fin.

La chasse aux terroristes

Éclairés de la pensée de Camus, pouvons-nous raisonnablement croire ou faire croire à d'autres que les gestes isolés de Martin Couture-Rouleau et de Michael Zehaf-Bibeau sont des actes de personnes révoltées? Ma réponse est non. Ce sont des gestes inqualifiables, des gestes d'assassins, mais pas des gestes de révolte.

À lire les divers chroniqueurs, le Québec et le Canada ont basculé dans l'horreur. Notre pays est aux prises avec une menace terroriste qui justifiera demain la restriction de nos droits et libertés si chèrement acquises. On pointe du doigt les mosquées, les réseaux sociaux ou les failles du système de sécurité de l'État. Les policiers savaient-ils? Ils avaient suspendu le passeport de l'assassin Couture-Rouleau. Pourquoi ne l'avait-il pas mis en état d'arrestation? Est-ce à cause de notre Charte des droits et libertés? Comme l'affirme le toujours ineffable sénateur Boisvenu : « Vaut mieux un innocent en prison qu'une victime d'un criminel! ». Sommes-nous en train de perdre la raison? Le but des terroristes est de créer le chaos dans nos sociétés et de faire reculer nos libertés. Doit-on accepter de céder sur l'essentiel pour créer chez nous un illusoire climat de sécurité dans un monde chaotique?

Pourtant, nous ne vivons pas un épisode d'actes terroristes concertés, mais plutôt des actes d'hommes pleins de ressentiments...

La révolte et le ressentiment

Albert Camus dans L'Homme révolté fait bien la distinction entre la révolte et le ressentiment. Il apparaît utile de partager avec vous ce qu'il en dit : « On peut encore préciser l'aspect positif de la valeur présumée par toute révolte en la comparant à une notion toute négative comme celle du ressentiment... Le ressentiment est très bien défini par Scheler comme une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos d'une impuissance prolongée. » (p.74-75, Albert Camus, Œuvres complètes, tome III, La Pléiade).

Pour Camus qui cite Scheler, le ressentiment n'est pas synonyme de révolte. Il n'y a pas d'idéal humain dans les gestes de l'homme du ressentiment. Il n'y a qu'aigreur et une immense douleur. L'homme du ressentiment ne veut pas changer le monde, il ne veut pas d'un ordre nouveau ni plus de pouvoirs. Il souhaite tout simplement mettre fin à son humiliation, à son impuissance et à sa fatuité. Un homme plein de ressentiment veut que l'objet de sa rancune soit frappé par sa douleur.

Alors que la révolte cherche à changer l'ordre des choses pour un monde meilleur, le monde du ressentiment veut provoquer la douleur pour atténuer les siennes. Voilà ce que nous rappellent les réflexions d'Albert Camus.

Des actes de ressentiment

C'est pourquoi la relecture de L'Homme révolté d'Albert Camus peut nous aider aujourd'hui à mieux comprendre les gestes assassins de Rouleau et Bibeau. Que ces hommes pleins de ressentiment envers la société trouvent refuge dans l'islamisme radical pour donner un sens à l'absurdité de leur vie n'est qu'un épiphénomène. La vraie question qui se pose à nous est la suivante : laisserons-nous ces gestes isolés changer notre monde ou les laisserons-nous venir tuer l'esprit de révolte qui couve dans toutes les sociétés occidentales ?

Si nous devons combattre avec toutes nos énergies les forces du ressentiment qui couvent dans notre société, nous devons néanmoins cultiver avec grand soin les pousses de révolte que nous retrouvons dans nos vies. Oui, le monde dans lequel nous vivons doit être transformé, mais pas à n'importe quel prix, ni avec n'importe quels moyens. Comme Albert Camus, nous croyons que la fin justifie peut-être les moyens, mais cela dépend des moyens mis en œuvre pour atteindre l'aboutissement de notre révolte. La révolte n'est rien d'autre que le combat des humains contre l'absurdité de leur vie. Ce qui compte c'est de ne pas nous laisser envahir par le ressentiment...

Lecture recommandée :

Albert Camus, L'Homme révolté dans : Albert Camus, Œuvres complètes, Tome III, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2008, p.61-365.


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