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Le temps des tribus

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 9 décembre 2020      

Il n'y a pas à dire, suivre l'actualité au quotidien nous fait vivre toute sorte d'émotions. Pensons au cirque quotidien offert par le président défait Donald Trump qui n'en finit plus d'échouer dans ses tentatives de coup d'État. Le silence coupable de ses alliés républicains est assourdissant. Pensons à tous ces événements liés à la COVID chez nous et qui peut nous amener à nous décourager de nous-mêmes devant les comportements et les propos des covidiots, au triste spectacle que nous offrent nos élus à l'Assemblée nationale lors des périodes de questions. Mais qu'avons-nous à foutre des querelles politiciennes en ce temps de pandémie ?

Encore pire, pire que tout, cette étrange nouvelle concernant le retrait puis la réintégration de la liste de suggestions de livres de notre premier ministre sur le site de l'Association des libraires indépendants. Des gens se sont plaints parce que sa liste comprenait un ouvrage de Mathieu Bock-Côté et que François Legault refuse encore aujourd'hui de reconnaître le concept de discrimination systémique. Pour ma part, je ne sais pas si c'est pareil pour vous, j'aime mieux un premier ministre qui fait la promotion de la lecture qu'un ancien premier ministre comme Duplessis qui explique sa hargne envers les intellectuels. Rappelez-vous sa célèbre tirade : « L'instruction c'est comme la boisson, il y en a qui ne porte pas cela. » Mais quelle mouche a piqué notre époque pour offrir un aussi triste spectacle à l'histoire ! Réflexions inachevées sur le temps social qu'il fait aujourd'hui au Québec.

Un monde sans boussole

Nous sommes comme des promeneurs en forêts sans boussole. Nous sommes à la quête de sens en nous drapant dans les bons sentiments. Pourtant, jamais notre époque n'aura été aussi égocentrique, consommatrice de frivolités et dénuée de simple bon sens. Les intellectuels ne jouent pas leur rôle. On s'attend d'eux qu'ils nous offrent des hypothèses pour améliorer notre compréhension, qu'ils nous aident à déchiffrer dans un langage clair et accessible le monde complexe dans lequel nous vivons. C'est un peu pour cette raison qu'il se développe chez nous comme ailleurs une méfiance si ce n'est une hargne envers les intellectuels et les élites.

Une image contenant texte, vieuxDescription générée automatiquementIl semble bien que nous ayons oublié les enseignements de notre grand sociologue Fernand Dumont qui plaidait pour que les réflexions sur la société s'ancrent dans la réalité des gens en ne faisant pas abstraction des valeurs qui prévalent dans cette société. Loin de plaider pour une objectivité désincarnée, le sociologue Fernand Dumont plaidait que les discours sont une forme de cosmologie, un discours idéologique au sens noble du terme qui s'appuie sur les imaginaires sociaux qui naissent à même les rapports sociaux et les règles qui régissent notre vie en société. C'est pour cette raison qu'il trouvait important de bien connaître sa société d'origine. Pour Dumont, une science n'est vraiment possible qu'en voyant dans la société un ensemble de pratiques de l'interprétation. « Cette science de l'interprétation au lieu d'écarter les représentations collectives qui la précédent en les ramenant à la fonction qu'elles remplissent au sein de la société connue comme un objet, les privilégie au contraire afin de comprendre comment se constitue un imaginaire social qui sert de référence aussi bien aux scientifiques qu'aux sujets sociaux. » (Serge Cantin, La distance et la mémoire. Essai d'interprétation de l'œuvre de Fernand Dumont, Québec, presses de l'Université Laval, p. 262.)

C'est ainsi qu'il faut comprendre à mon sens les discours que nous tenons sur nous-mêmes et les enjeux auxquels nous sommes confrontés afin de les analyser pour en saisir le sens véritable. Ces discours se coconstruisent à même les imaginaires sociaux et les questions qu'ils soulèvent cherchent à répondre à des interrogations des contemporains qui sont leur public. Si le Québec et le Canada n'ont pas de discours concordant c'est qu'ils ne participent pas au même imaginaire social et que les Canadiens et les Québécois ne peuvent faire société ensemble s'ils ne partagent pas de référents communs. Les corrélations, parce qu'il y en a, s'expliquent par le fait qu'ils participent au même univers civilisationnel, l'univers occidental. Ce qui est vrai pour les grands ensembles est aussi vrai pour une société comme la nôtre et notre difficulté de faire société ensemble.

L'absence de référents communs

Nous vivons une époque où les gens ne nouent plus avec autant de ferveur qu'auparavant de liens d'appartenance avec la figure de la nation, de la communauté universelle. En lieu et place, nous vivons dans un monde globalisé dans lequel personnes, biens, services, nouvelles et idées partagent un espace apparemment sans frontières, ce qui conduit à une culture de plus en plus homogénéisée. Qu'ils se trouvent à Londres, Tokyo, Berlin ou Washington, Montréal ou Sherbrooke, les individus modernes sont censés être (et le sont souvent) flexibles, mobiles et se sentir chez eux dans la région métropolitaine où ils s'installent. Cependant, le XXIe siècle a également été témoin d'une attraction de plus en plus forte dans la direction opposée. Au milieu d'un cosmopolitisme croissant, nous observons des tendances nationalistes, racistes et extrémistes à la hausse dans le monde et dans tout le spectre politique et religieux. Alors que les conditions extérieures semblent devenir plus modernes et interconnectées, certains individus et sous-groupes s'orientent vers la polarisation et reviennent au tribalisme qui a façonné l'histoire humaine pendant des siècles.

Une image contenant texte, journalDescription générée automatiquementCe tribalisme postmoderne peut se définir comme le tribalisme est compris comme la tendance humaine à créer des endogroupes et des exogroupes fondés sur des similitudes ou des différences réelles ou imaginaires. Les membres de ces groupes s'efforcent de protéger leur clique, de faire des sacrifices et de défendre leur « tribu ». Les tribus peuvent se former autour de critères tels que la nationalité, l'appartenance ethnique, la religion et les dichotomies telles que communistes/capitalistes, sunnites/chiites ; elles peuvent aussi se former autour d'autres formes de communautés imaginaires telles que les clubs de football ou les fans de Star Wars. Les différences peuvent être largement acceptées et « objectives » ou définies par le groupe même, par exemple la conception que l'État islamique a des « vrais musulmans », comme étant seules les personnes qui sous-tendent une vision du monde spécifique. Pour comprendre le tribalisme, il ne faut pas savoir si les observateurs externes considèrent une communauté particulière comme une tribu unie, mais plutôt si l'identité collective qui sous-tend l'appartenance à ce groupe particulier devient si importante au point où les membres manifestent des tendances tribales.

Chez nous, ce tribalisme devient trivial et assimile l'idéologie du multiculturalisme comme liant canadien à cette grande idée d'un humain postmoderne, sans racine et citoyen du monde. Idéologie adoptée par le premier ministre actuel du Canada, Justin Trudeau. S'il est vrai que dans les valeurs véhiculées dans cette mouvance, nous pouvons être en accord avec de grands principes qui sont professés et les valeurs qui les soutiennent, on ne peut qu'être sans mot devant les excès auxquels cela donne lieu comme l'affaire du professeur Duval, les protestations juridiques contre la loi québécoise, la Loi 21 que les procureurs assimilent à des lois nazies. Rien de moins. Et tout récemment cette détestable idée de censurer la liste de suggestions de lectures du premier ministre du Québec, François Legault. Pouvons-nous être un humaniste sans pour autant accepter un monde tribalisé ? Nous vivons vraiment au temps des tribus...



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