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L’avenir de Sherbrooke III : les rendez-vous manqués

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Photo : Dans mes textes précédents sur l’avenir de Sherbrooke, j’ai rappelé et tenté de faire la démonstration que Sherbrooke avait du mal à se donner une histoire commune, un récit partagé.
Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 2 août 2017      

Dans mes textes précédents sur l'avenir de Sherbrooke, j'ai rappelé et tenté de faire la démonstration que Sherbrooke avait du mal à se donner une histoire commune, un récit partagé. J'ai pointé vers sa composition ethnoculturelle comme tentative d'explication de cet état de fait. Mais en réalité, cette dynamique propre à Sherbrooke s'est traduite par des rendez-vous manqués avec l'histoire. Ceux-ci ont pesé lourdement sur ce passé que l'on peine encore à connaître malgré les travaux éclairants de Jean-Pierre Kesteman sur notre histoire. Ces rendez-vous manqués sont aussi les obstacles encore aujourd'hui à un développement plus singulier de notre ville dans sa région que représente l'Estrie.

Dans la chronique d'aujourd'hui, je vous propose un certain nombre de rendez-vous manqués avec notre histoire. Certains sont puisés dans un passé qui remonte au XIXe siècle alors que d'autres remontent aux dernières décennies. C'est un exercice forcément impressionniste et totalement lié à la vision de l'histoire de Sherbrooke de l'auteur. Il faudra me pardonner les anachronismes qui découlent du désir d'incorporer ces événements à une trame narrative contemporaine. Plongée dans les méandres de nos rendez-vous manqués avec notre histoire...

La faiblesse de l'entrepreneuriat canadien-français

Sherbrooke s'est distinguée dès ses origines industrielles par la force d'un entrepreneuriat local anglophone et par sa capacité d'innovation. Jean-Pierre Kesteman nous le rappelle dans son ouvrage magistral sur l'histoire des Cantons de l'Est publié sous l'égide de l'Institut québécois de la recherche sur la culture en 1998 : « À l'origine du développement de la firme industrielle, se trouve très souvent un homme qui a l'idée de se lancer en affaires, qui possède un certain savoir-faire, mais surtout qui veut innover en utilisant une technique que ses concurrents, du moins sur place, ne possèdent pas encore. Les Cantons de l'Est comptent, au XIXe siècle, nombre de ces entrepreneurs qui sont souvent des innovateurs. » (Kesteman, Jean-Pierre, Peter Southam et Diane Saint-Pierre, Histoire des Cantons de l'Est, Québec, Presses universitaires de Laval et Institut québécois de recherche sur la culture, 1998, p. 345. [Collection Les régions du Québec, no 10].)

Aujourd'hui notre ville semble avoir perdu cet avantage qui la distinguait des autres régions du Québec et qui a permis chez nous aux 19e et 20e siècles le développement d'une bourgeoisie libérale qui s'émancipait de la bourgeoisie canadienne montréalaise. Cela prenait appui sur l'alliance de capitalistes locaux avec le capital américain de la Nouvelle-Angleterre. Cela s'est évanoui peu à peu avec l'exode des Britanniques de la région vers Toronto et vers l'Ouest canadien et américain et par l'incapacité de développer au début du XXe siècle une bourgeoisie francophone régionale pour s'investir dans l'économie manufacturière qui supplanta l'artisanat à partir du milieu du 19e siècle.

La concurrence des villes et l'incapacité d'établir le rôle de leader économique à Sherbrooke

Un autre de ces rendez-vous manqués avec l'histoire prend sa source dans les combats entre les anglophones et les francophones de la région. Ces combats gravitaient autour d'enjeux comme la propriété des services publics, les sujets moraux comme la prohibition de l'alcool et tous les éléments sur lesquels l'Église catholique romaine faisait peser son influence dans la vie des Canadiens français. Cela s'est aussi traduit par la multiplication des municipalités et des villes qui étaient en concurrence les unes avec les autres notamment par un système de « bonus » consentis aux entreprises qui s'établissaient à Sherbrooke. Phénomène largement connu des historiens, le « boosterism » a fait des ravages chez nous. Le débat houleux autour de l'enjeu de la municipalisation de l'électricité à Sherbrooke témoigne bien de ces blocages entre francophones et anglophones. Une histoire que nous a racontée avec intelligence Jean-Pierre Kesteman dans son livre : La ville électrique. Un siècle d'électricité à Sherbrooke 1880 à 1998 publié en 1988 à compte d'auteur aux Éditions Olivier.

Hier comme aujourd'hui, le taux de taxation constituait un élément majeur de la vie politique locale. C'est ce point particulier qui est à l'origine de la fragmentation du pouvoir municipal chez nous : « Le développement des villes et des villages à fonction industrielle ou commerciale entraîne la nécessité d'établir des services comme l'eau courante, les égouts ou la protection contre les incendies. Ces nouveaux besoins se traduisent par des augmentations systématiques de taxes foncières et par le souhait de disposer de pouvoirs municipaux plus étendus. L'opposition des résidents des secteurs ruraux à ce nouvel état de choses entraîne les habitants des villages à demander leur incorporation en municipalité distincte » (Ibid. p. 434.) fragmentant ainsi le pouvoir municipal et affaiblissant Sherbrooke dans sa concurrence avec les autres centres urbains du Québec, dont Montréal qui à l'époque était le centre névralgique du développement capitaliste canadien. Le mouvement d'émancipation de la bourgeoisie régionale anglophone se voyait ainsi freiner dans son élan.

La querelle des races

L'une des plus grandes fausses vérités de notre histoire commune est la « bonne entente » toujours présente entre les anglophones et les francophones en Estrie et à Sherbrooke. Cela tient à des pratiques dans le système politique d'alternance entre anglophone et francophone pour le poste de maire de Sherbrooke ou à des ententes entre les deux groupes ethniques pour des candidats aux parlements provincial et fédéral. Ce ne fut pas toujours le cas. Au contraire, il y a de nombreux exemples où les tiraillements entre les communautés ont fait l'objet de l'actualité politique notamment en 1892 alors que le député Robertson sera battu par le député Panneton par douze voix. Ce qui fait dire aux auteurs de l'Histoire des Cantons de l'Est : « Ce système de partage relativement équilibré des candidats entre les deux blocs ethniques et religieux sera par la suite baptisé du terme de "bonne entente" et il fait partie d'une idéologie de tolérance déjà constatée dans la politique municipale des centres urbains de la région. » (Ibid. p. 431.) N'empêche que des tensions existaient et se sont révélées au grand jour lors de l'affaire Riel par exemple, la crise de la conscription de 1917 et le dossier de la municipalisation de l'électricité de Sherbrooke en 1908.

Qui plus est, ces tensions et le désir des anglophones de participer pleinement au développement du capitalisme canadien ne sont pas étrangers au phénomène de l'exode des anglophones qui a donné un dur coup à notre capacité entrepreneuriale et à nos capacités d'innovation.

La fusion de 2001

L'un des rendez-vous manqués les plus significatifs c'est le regroupement des villes et des municipalités de la région sherbrookoise dans la « nouvelle grande ville de Sherbrooke » qui fut imposée, rappelons-le par la ministre des Affaires municipales du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, madame Louise Harel. D'ailleurs, le bilan critique de cette fusion forcée n'a jamais été fait par quiconque. Nous avons tendance à tenir pour acquis que ce regroupement de toutes les villes en une seule fut l'affaire de ce nouveau siècle. Permettez-moi de demander à en être convaincu aujourd'hui.

L'idée de favoriser le regroupement des villes en plus grande masse critique n'est pas mauvaise en soi, mais ce qui a le plus manqué c'est que nous n'avons pas profité de l'occasion pour nous raconter notre histoire commune, pour nous donner un récit partagé qui serait le liant social de notre vouloir-vivre ensemble.

Ainsi, les oppositions entre arrondissements comme ceux de Fleurimont en matière de développement commercial ou de Brompton en matière d'organisation politique sont des preuves en soi de l'inexistence d'un récit commun. Sans compter notre incapacité collective à reconnaître de façon marquée l'apport inestimable de la communauté anglophone dont la capitale culturelle est Lennoxville. Nous avons aussi échoué à nous donner un plan d'urbanisme commun au lendemain du regroupement des villes et municipalités de la grande région sherbrookoise. Cela vient tout juste de se régler. Nous avons aussi été incapables de faire du centre-ville de Sherbrooke, le centre-ville de tous les Sherbrookois.

Des essais et des actions dans la bonne direction ont été initiés, mais la volonté politique n'était pas toujours au rendez-vous pour en assurer le succès. C'est souvent des résultats en demi-teintes qui ont marqué notre histoire récente. Cela explique que nos défis de demain doivent puiser sur notre lecture des tendances actuelles de développement, de l'apport de nouvelles générations et surtout de nos leçons apprises de nos rendez-vous manqués...


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