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L’air du temps

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Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 19 décembre 2018      

Nous vivons à une drôle d'époque. Nous sommes sensibles à des faits qui, autrefois, faisaient partie de la vie. Pensons seulement à cette ribambelle de revendications concernant les minorités dans l'espace public. Ne pas dire aveugle, mais mal voyant, pas sourd, mais malentendant, etc. Il faut aussi s'assurer de ne pas heurter les sensibilités des uns et des autres dans l'espace culturel. La façon de représenter les femmes, les minorités racisées et les minorités sexuelles sont autant d'objets de débats dans nos créations romanesques et fictives.

Il y a une véritable guerre sans merci contre l'homme blanc occidental hétérosexuel. Le symbole par excellence de toutes les oppressions du capitalisme, du racisme, du colonialisme et de la domination des hommes sur les femmes. La révolte gronde de partout, les gilets jaunes en France en deviennent l'épiphénomène. L'élection de démagogues au discours tendancieux comme Trump et d'hommes forts comme le nouveau président du Brésil en est les manifestations. On n'en finit plus de s'interroger, de culpabiliser. Nous n'avons plus de considération et de respect pour nos institutions et la politique n'est plus le lieu rassembleur de jadis pour arbitrer nos passions. Nous sommes dans la déraison. Plongée dans le magma contemporain de nos sociétés.

La racine du mal actuel

Loin de moi l'idée de regarder le passé comme un modèle à ressusciter. Nous devons être fiers d'avoir agrandi nos aires de liberté communes eu égard aux chaînes des autorités passées. Nous avons accompli au Québec des pas de géants pour nous libérer des contraintes morales de l'église catholique qui régissait la vie de nos pères et de nos mères. Ne revenons pas sur les bienfaits de cette libéralisation de nos vieux cadres sociaux.

La question que pose l'époque actuelle est plus viscérale. Où tout cela s'arrête-t-il ? Faut-il valoriser à ce point les libertés individuelles où l'on doit dissoudre la communauté que nous sommes ? Au nom des besoins de chacun, faut-il renoncer à un vivre-ensemble commun ?

Ce nouvel esprit chagrin du tout à mes besoins individuels ressurgit de partout. Une pièce de théâtre, comme Kanata de Robert Lepage, une chanson de Noël des années 40, un mot de trop dans l'espace public ou un langage politique trop coloré par la culture de celle ou de celui qui le prononce. Culture bien sûr non exempte de chauvinisme, de sexisme ou de racisme selon les nouveaux exégètes de l'espace public. L'opinion publique est si changeante, si n'importe quoi qu'une chatte en perd ses petits.

Au nom de quoi, tout ce bordel ? Au nom d'une société où les individualités sont reines. Au nom de libertés portées à leur paroxysme par les revendications des minorités qui se multiplient au gré des causes et des événements. Nous vivons une époque où l'individualisme triomphe et où la communauté semble se dissoudre dans un vide sidéral.

Le diagnostic

Le romancier algérien d'expression française Boualem Sansal, écrivain censuré en Algérie à cause de ses positions très critiques face au pouvoir, a bien traduit le sens de notre époque dans son roman publié récemment chez Gallimard. C'est une mère schizoïde prise dans une ville sous l'emprise des nazis qui attend un train et qui s'exprime :

« J'espère de tout cœur que le monde encore indemne va réagir et d'abord réfléchir. Si l'on ne croit pas à la vie et à la liberté, on ne peut pas les défendre, pardi, et si on ne croit pas à la vie et à la liberté, il n'y a simplement pas de raison de continuer à vivre. J'ai idée qu'à force de tout avoir, l'essentiel et le superflu, et en plus le défendu et le nuisible, les gens se sont épuisés, l'ennui les a dévorés. À croire que la magie de la vie, de la liberté, et l'aspiration au bonheur ne fonctionnent que chez ceux qui souffrent de leur manque. Heureux les pauvres, les démunis et les anxieux sans repos, le ciel est à eux. » (Boualem Sansal, Le train d'Erlingen ou La métamorphose de Dieu, [Coll : NRF] Paris, Gallimard, 2018, p. 27).

Voilà l'essentiel. Nous avons perdu pied dans notre individualisme. Nous ne jurons plus que par les biens de consommation à acquérir. Nous vivons dans une société ou le paraître est plus important que l'être. Le sens de vivre en communauté en communion avec sa communauté a de moins en moins de sens pour une trop grande part des gens. Faut-il alors s'étonner des dérives et de la déraison qui s'emparent de nos sociétés, de nos discours et finalement de nos vies ?

La société du spectacle

Je reviens avec ma vieille lubie. Le fait que nous vivons dans une société de spectacle ne fait qu'envenimer les choses. Un autre écrivain, Mario Vargas, un écrivain péruvien gagnant du prix Nobel, a bien traduit notre époque. Écoutons sa voix :

« Pire encore, le progrès de la technologie des communications a effacé les frontières et installé le "village global", où nous sommes tous, enfin, contemporains de l'actualité et interconnectés. Nous devons nous en féliciter, bien entendu. Les possibilités de l'information, savoir ce qui se passe, vivre en images, être au milieu de l'événement, grâce à la révolution audiovisuelle, voilà qui va plus loin que n'avaient pu le soupçonner les grands anticipateurs du futur, un Jules Verne ou un H. G. Wells.

Et pourtant, pour informés que nous soyons, nous sommes plus déconnectés et distanciés qu'avant de ce qui se passe dans le monde. Pas "distanciés" comme le voulait Bertolt Brecht : afin d'éduquer le spectateur et lui faire prendre conscience, moralement et politiquement, en sachant différencier ce qu'il voit sur scène et de ce qui se passe dans la rue. Non. La fantastique acuité et versatilité de l'information qui nous arrive aujourd'hui des scènes de l'action sur les cinq continents a réussi à transformer le téléspectateur en pur spectateur et le monde en vaste théâtre, ou mieux en film, en télé-vérité formidablement amusante, où parfois les Martiens nus envahissent en même temps qu'on nous révèle l'intimité piquante des personnes et, parfois, les tombes collectives des Bosniaques sacrifiés de Srebrenica, les mutilés de la guerre d'Afghanistan, tandis que les missiles pleuvent sur Bagdad, peuplant l'écran de squelettes ou des yeux de petits Rwandais agonisants. L'information audiovisuelle, fugace, passante, tapageuse, superficielle, nous fait voir l'histoire comme fiction, en nous distanciant d'elle par l'occultation des causes, des engrenages, des contextes et du développement de ces événements qu'elle nous présente de façon si vivante.

C'est une façon de nous faire sentir aussi impuissants à changer ce qui défile sous nos yeux que lorsque nous regardons un film. Elle nous condamne à cette réceptivité passive, atonie morale autant qu'anomie psychologique, où nous plongent les fictions ou les programmes de consommation massive dont le seul but est de nous divertir. » (Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle, Paris, Gallimard, 2015, p. 221-222).

Mario Vargas, un écrivain péruvien nobélisé, nous dit le problème que pose cette condition de spectateur est « qu'irréaliser le présent, changer en fiction l'histoire réelle, voilà qui démobilise le citoyen. » (loc. cit.) Nous devenons collectivement impuissants. Un monde sans citoyen devenu spectateur de notre vie démocratique. Le genre de monde dont raffolent toutes les dictatures. La démocratie est malade. La démocratie est aux soins intensifs. C'est l'air du temps !


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