Étudiant à l'Université de Sherbrooke dans le programme de baccalauréat en histoire, j'ai eu la chance de me passionner par l'époque médiévale. C'est le professeur, devenu aujourd'hui un ami, Bernard Chaput qui m'a transmis cette passion pour cette époque mal-aimée de l'histoire de l'humanité.
À l'époque médiévale, il y avait un certain Bernard de Chartres, un philosophe du 12e siècle, disciple de Boèce, qui cherchait à réconcilier la pensée de Platon avec celle d'Aristote. On attribue à Bernard de Chartres cette célèbre phrase : « Nous sommes des nains sur des épaules de géants ». Il entendait par cette phrase que le savoir de l'humanité était un construit qui devait beaucoup au savoir accumulé.
En d'autres mots, comme l'écrivait Jean de Salisbury, un philosophe et un historien de la même époque : « Bernard de Chartres affirmait que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, et que si nous pouvons voir plus de choses qu'eux, et plus éloignées, ce n'est pas en raison de l'acuité de notre vue, ou à cause de notre stature, mais bien parce que nous sommes hissés par eux sur des hauteurs et soulevés par la grandeur de ces géants. »
À voir et à entendre tous ces thuriféraires de la pensée « politiquement correcte » qui veulent déboulonner des personnages historiques de notre histoire, on peut penser que nous sommes à une époque de renoncement de notre héritage et que nous n'avons plus rien à faire avec l'avantage que nous concédait le fait d'être des nains sur des épaules de géants. Arrêt sur les excès de vertu qui nuisent à notre capacité de vivre ensemble.
Le retrait des symboles identitaires
Il y a bien une nouvelle tendance crasse à ne vouloir entendre que ce qui fait notre affaire. Cette maladie est bien de notre époque. C'est déjà le cas avec les réseaux sociaux où les algorithmes font en sorte que nous sommes seulement en contact avec ceux et celles qui pensent comme nous. Des étudiantes et des étudiants de l'Université du Québec à Montréal ont empêché, il n'y a pas si longtemps, l'intellectuel Mathieu Bock-Côté de donner une conférence sous le fallacieux prétexte qu'il tenait un discours incompatible avec les valeurs à promouvoir dans ce Québec du 21e siècle.
Il y a quelques semaines, aux États-Unis, à Charlottesville dans l'État de la Virginie-Occidentale, de violents affrontements ont eu lieu entre des sympathisants d'extrême-droite et des défenseurs des valeurs nouvelles faisant un mort et de nombreux blessés. Le prétexte à cette violence était le retrait d'un monument érigé en la mémoire du général Lee, vu comme un artisan de la construction du racisme. Sur les mêmes bases idéologiques, un cinéma de Memphis au Tennessee, toujours chez notre voisin du Sud, a retiré de la programmation le film classique Autant en emporte le vent. Film largement oscarisé (dix oscars) sous le prétexte qu'il glorifiait le racisme et l'esclavage.
Au Canada, nous ne sommes pas épargnés par ce mouvement alors que l'on a rebaptisé l'édifice Hector-Louis Langevin. Cet ancien ministre conservateur, l'un des Pères de la Confédération, a été déboulonné pour son implication, en tant que ministre des Affaires indiennes, dans la création des pensionnats autochtones au pays. Un mouvement veut aussi débaptiser une école qui porte le nom du premier « premier ministre du Canada », John A. Macdonald pour ses politiques racistes envers les autochtones. En passant, les leaders de ce mouvement auraient aussi pu inclure les crimes de cet homme contre les francophones du pays aussi. À quand le retrait de nos mémoires de Georges-Étienne Cartier, de Pierre Elliott Trudeau et de nombreux autres personnages historiques? C'est détestable cette mouvance qui veut réécrire l'histoire à rebours avec nos valeurs d'aujourd'hui et c'est une dangereuse dérive.
L'histoire, un long récit fait de preuves et d'interprétations
Il faut être historien pour comprendre que l'histoire n'est rien d'autre que les réponses contemporaines aux enjeux d'aujourd'hui. Les historiens tentent de répondre aux interrogations du présent en cherchant des explications dans notre passé. L'histoire n'est pas une science exacte même si les faits sur lesquels reposent ses analyses sont indiscutables.
Il reste que l'on ne peut qu'être en partie en accord avec le littéraire Paul Valéry qui a écrit, dans son livre Regards sur le monde actuel : « L'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L'histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »
Ce que ne dit pas cette citation qui est en partie vraie c'est que chaque génération doit réécrire son histoire afin d'y trouver les échos de ses préoccupations. L'étude de ces « réécritures de l'histoire par les diverses générations » constitue en elle-même un champ d'études soit l'historiographie ou si vous préférez l'étude de l'histoire de l'écriture de l'histoire et des valeurs qui y sont contenues. Le drame dans la mouvance actuelle de la déconstruction des récits et des faits historiques par les valeurs du « politiquement correct » c'est que l'on risque de faire disparaître de nombreux éléments du dossier de notre histoire pour les prochaines générations. En faisant disparaître de notre mémoire des éléments du dossier de notre histoire, nous venons empêcher les prochaines générations de réécrire leur propre version de notre histoire. Comme dans le Code criminel, faire disparaître des preuves c'est un crime. Dans le cas qui nous occupe, c'est un crime de falsification de notre histoire. Nous devons nous élever contre cela.
Non à un monde orwellien
Il faut relire Georges Orwell et le livre culte 1984 pour prendre la mesure de ce que veut dire la réécriture de l'histoire pour une société. Il faut repérer dans cette œuvre de fiction tellement actuelle les conséquences abominables que représentent pour l'humanité l'instauration d'une vérité unique mise en œuvre par une police de la pensée. Si la lecture du roman de Georges Orwell et le visionnement du film réalisé par le Britannique Michael Radford qui en a été tiré ne suffit pas à vous convaincre, je vous invite à lire le roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 481 et de visionner le très beau film qu'en a fait François Truffaut du même titre.
Vous serez alors en mesure de prendre toute la mesure du drame que représente pour l'humanité cette idée de vouloir effacer de nos mémoires de larges pans de notre histoire sous de fallacieux prétextes.
Le film de Truffaut raconte l'histoire suivante dans son synopsis : « dans un pays indéfini, à une époque indéterminée, la lecture est rigoureusement interdite : elle empêcherait les gens d'être heureux. La brigade des pompiers a pour seule mission de traquer les gens qui possèdent des livres et de réduire ces objets en cendres. Guy Montag, pompier zélé et citoyen respectueux des institutions, fait la connaissance de Clarisse, une jeune institutrice qui le fait douter de sa fonction.
Peu à peu, il est à son tour gagné par l'amour des livres. » Plus encore, une police de la pensée existe et elle traque des rebelles qui ont pour caractéristique d'apprendre un livre par cœur devenant ainsi des livres vivants et prenant pour identité le nom de l'auteur ainsi mémorisé comme Platon, Machiavel et de nombreux autres. Un film qui m'avait bouleversé lorsque je l'ai vu pour la première fois alors que j'étais encore un enfant.
Bref, l'actuel mouvement « politiquement correct » qui vise à réécrire notre histoire et à faire disparaître de nos mémoires de larges pans de cette dernière est une dérive qui mène tout droit à l'intolérance que l'on dit vouloir dénoncer. Bien sûr, il faut faire de la pédagogie et tirer des leçons de l'histoire, mais pas au prix de faire table rase du passé en fonction de valeurs contemporaines. Plutôt qu'être des nains sur des épaules de géants comme le souhaitait Bernard de Chartres, nous deviendrons plutôt des nains aveugles...