Le G7 vient de terminer sa rencontre à Kananaskis en
Alberta. Donald Trump a encore fait des siennes et il a quitté précipitamment
la rencontre pour aller bombarder l'Iran. Après le G7, Mark Carney est parti
dans les vieux pays dans une réunion de l'OTAN pour donner son tribut à Trump
en consentant à l'augmentation des dépenses militaires des pays de l'alliance.
Pourtant, en ce lendemain de la fête de son 158e anniversaire, Le Canada est
transformé à jamais par un nouveau contexte mondial, par les assauts de Trump
sur l'économie canadienne avec des droits de douane injustes et illégaux et par
les tensions chez nous liées aux diasporas qui refusent au Canada le droit de
parler de sa propre voix sur la scène internationale. Le pays est en tension
alors que les velléités séparatistes reprennent du service au Québec et en
Alberta. Il y a de quoi y perdre son latin. Pour mieux comprendre où nous en
sommes, je vous propose d'emprunter la grille d'analyse de Giuliano da Empoli,
politologue italo-suisse né en France en 1973, président de Volta, un think
tank basé à Milan et professeur à Sciences Po Paris. Je me suis appliqué à
tirer son enseignement de trois livres, soit un roman et deux essais : Le mage
du Kremlin publié chez Gallimard en 2022, Les ingénieurs du chaos édité par JC
Lattès en 2019 et son plus récent essai L'heure des prédateurs parus chez
Gallimard en avril dernier. Cherchons à décoder da Empoli si vous le voulez
bien.
Le nouveau monde où
les monstres surgissent de l'ombre
Dans les couloirs obscurs où circule le pouvoir, une force
nouvelle immerge en chassant les anciens politiciens et calculateurs d'hier
pour les remplacer par de nouveaux qui frappent avec soudaineté sans se soucier
des institutions ni des traditions. Des figures que da Empoli associe à des
prédateurs et qui ont l'esprit de César Borgia à l'époque de la Renaissance
italienne alors que l'artillerie lourde rendait obsolètes les remparts des
villes et que les petites républiques s'effondraient devant de nouveaux
dirigeants agressifs (citation remaniée de : Adrien Gilbert, Des prédateurs du
pouvoir Giuliano da Empoli, à compte d'auteur 2025).
Le monde issu du 20e siècle fondé sur l'État de droit, le
multilatéralisme et les libertés individuelles est assailli par de nouveaux
phénomènes que l'on peine à expliquer. L'auteur italien propose un schéma pour
comprendre. Il énonce de nouveaux paradigmes comme la théorie de l'attention,
le chaos hégémonique et d'autres pour expliquer le monde des prédateurs
actuels.
Le monde du 21e siècle est marqué par des bouleversements
sans précédent, notamment dans le domaine des relations internationales et des
dynamiques politiques internes. L'État de droit, le multilatéralisme et les
libertés individuelles, qui ont constitué les fondements du monde post-seconde
guerre mondiale, sont désormais testés par des phénomènes complexes tels que le
populisme, la désinformation et l'essor de nouveaux acteurs sur la scène
mondiale. Giuliano da Empoli, dans ses œuvres « Les Ingénieurs du chaos », « Le
Mage du Kremlin » et « L'heure des prédateurs », propose des théories et des
paradigmes qui aident à comprendre ce nouvel ordre mondial.
Les concepts clés de
da Empoli
Pour suivre da Empoli, il faut nous familiariser aux
concepts clés qu'il a développés : la théorie de l'attention, le chaos
hégémonique et l'émergence des prédateurs. Pour comprendre le monde
d'aujourd'hui, il est utile de se référer aux concepts clés développés par da
Empoli.
La théorie de
l'attention et le G7
L'auteur souligne l'importance de la concentration de
l'attention dans un monde saturé d'informations. Si l'on prend l'exemple du G7
tenu en Alberta, ce dernier a su capter l'attention en se positionnant comme un
rassemblement d'États qui partagent des valeurs démocratiques communes. En se
concentrant sur des enjeux globaux comme le changement climatique, la sécurité
alimentaire ou la santé publique, le G7 a réussi à rester pertinent. Cependant,
il a rompu avec la tradition de déclarations communes et a dû vivre avec le
départ précipité de Donald Trump qui ne croit pas aux institutions
internationales ni au multilatéralisme. L'attention a été mise en scène, mais
pas dans la direction souhaitée.
En ce sens, le G7 a également démontré l'incapacité des
institutions du monde d'avant à réguler celui des prédateurs du monde actuel
comme Donald Trump. Les dirigeants du G7 demeurés sur place ont été incapables
de prouver que le dialogue et la coopération multilatérale peuvent surmonter
des défis globaux. Leurs capacités à s'adapter aux circonstances changeantes et
à proposer des solutions collectives n'ont pas constitué cette fois-ci un
rempart contre le chaos hégémonique instauré par les prédateurs. Il faut
rappeler ici que pour da Empoli le chaos hégémonique désigne une situation où
une compétition mondiale intense engendre une instabilité systémique,
fragilisant l'ordre établi. Ce phénomène résulte de tensions entre puissances,
dictées par une quête de domination, créant un environnement imprévisible et
instable à l'échelle globale. Du pur Trump.
La crise du
Moyen-Orient, autre exemple pertinent
La crise du Moyen-Orient est un autre exemple où les
théories de da Empoli trouvent une application pertinente. Cette région,
marquée par des conflits historiques, des rivalités géopolitiques et des
tensions religieuses, illustre bien les conséquences des « ingénieurs du
chaos ». Ceux qui permettent l'existence des prédateurs du pouvoir.
Selon da Empoli, les « prédateurs » désignent des acteurs
politiques et économiques qui exploitent la désorganisation et le chaos à leur
avantage. Dans le contexte du Moyen-Orient, des régimes autoritaires, comme
ceux en Syrie et en Iran, maintiennent leur pouvoir en exacerbant les divisions
ethniques et religieuses, tout en profitant de l'éclatement de l'ordre
traditionnel. Le soutien de puissances extérieures, comme la Russie en Syrie,
renforce ce chaos hégémonique. Le rôle des médias et des réseaux sociaux
utilisant la « théorie de l'attention » est également significatif. Les acteurs
étatiques et non étatiques utilisent la désinformation pour façonner les
perceptions et renforcer leur contrôle. La guerre en Syrie, par exemple, a été
le théâtre de nombreux récits contradictoires, chacun cherchant à capter
l'attention et à justifier des actions.
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Le Canada dans ce
monde en émergence
Que signifie ce monde de prédateurs pour le Canada ? Étant
un membre du G7 et friand d'une politique étrangère fondée sur des valeurs
démocratiques, le Canada se doit de prendre en compte ces dynamiques. Son rôle
devrait se concentrer sur la promotion de la paix et du développement durable
dans cette région, tout en prenant une distance devant les acteurs qui exploitent
le chaos.
La crise européenne, les guerres au Moyen-Orient, les
tensions exacerbées avec notre voisin américain sont aussi caractérisées par la
montée des partis populistes et un afflux de migrants qui attisent des
sentiments nationalistes. Les paradigmes de da Empoli peuvent être appliqués.
Ce dernier évoque le « chaos hégémonique », une dynamique où
la perte de pouvoir des institutions traditionnelles est exploitée par des
mouvements populistes. Le Brexit est un exemple frappant de cette tendance, où
des leaders populistes ont capté l'attention des masses en promettant un retour
à la souveraineté par un discours anti-establishment. Ce phénomène remet en
question le ciment de l'Union européenne, basée sur la coopération et la
solidarité. La gestion de la crise des migrants a également mis à l'épreuve les
valeurs occidentales d'accueil et de solidarité auprès des populations des pays
du G7. Les gouvernements peinent à convaincre leurs électeurs des approches
humanistes, tout en faisant face à une pression populiste croissante.
À la lumière des défis globaux modernes, l'avenir du Canada
pourrait être considéré à travers le prisme des conceptions de da Empoli. En
tant qu'acteur sur la scène mondiale, le Canada doit naviguer avec précaution
dans cette ère empreinte de chaos et d'opportunités.
Le Canada, traditionnellement perçu comme un bastion du
multilatéralisme, doit continuer à défendre cette approche devant la montée des
nationalismes. Cela passe par une plus grande implication dans des forums
internationaux, en mettant l'accent sur des problématiques telles que le
changement climatique et les migrations. Et cela malgré les jérémiades de Paul
St-Pierre Plamondon et des souverainistes québécois.
Le Québec, avec sa population majoritairement francophone et
son histoire riche, advienne que pourra, a toujours eu un rapport singulier
avec le reste du Canada et le monde. Cette province exprime souvent une voix
distincte sur la scène internationale, influençant les politiques canadiennes
tout en promouvant un modèle de société qui valorise l'ouverture et le
pluralisme. Le Québec se distingue par son engagement dans la communauté
francophone mondiale. À l'heure où le multilatéralisme est fragilisé, le Québec
pourrait jouer le rôle de pont entre le Canada et les pays francophones, en
renforçant les liens culturels et économiques. Cela s'alignerait avec la
théorie de l'attention de da Empoli, permettant au Québec de capter l'intérêt
par des initiatives qui promeuvent la langue française et la culture
francophone dans un contexte global de diversité linguistique menacée. Comme le
Canada, le Québec valorise les droits de la personne et l'engagement
environnemental. Dans le cadre des préoccupations mondiales, le Québec pourrait
s'affirmer en tant que leader sur les questions de changement climatique, en proposant
des politiques audacieuses et des partenariats internationaux, contribuant
ainsi au renouveau du multilatéralisme tout en renforçant sa position sur la
scène mondiale.
Le Canada est encore confronté à des défis internes,
notamment la réconciliation avec les peuples autochtones et les disparités
économiques. Ces questions doivent être traitées avec sérieux, car elles
influencent la manière dont le pays sera perçu sur la scène mondiale. En
offrant un modèle de justice sociale, le Canada peut renforcer son statut de
leader moral. Finalement, investir dans l'éducation et l'innovation est
essentiel pour préparer les futures générations à naviguer dans un monde
complexe. Au regard des inégalités croissantes et des perturbations
technologiques, une population éduquée et résiliente est une condition sine qua
non pour relever les défis à venir.
Le Canada de da
Empoli et le 21e siècle
Le monde du 21e siècle, tel que décrit par
Giuliano da Empoli, est tout à fait déroutant. Les paradigmes du chaos
hégémonique, la théorie de l'attention et l'émergence de prédateurs politiques
façonnent des réalités complexes qui remettent en question les fondements
établis de l'État de droit, du multilatéralisme et des libertés individuelles.
Dans ce contexte troublé, le Canada a l'opportunité de redéfinir son rôle sur
la scène mondiale en revenant aux principes de coopération et de développement
durable. En défendant ardemment les valeurs démocratiques et en jouant un rôle
accru dans le multilatéralisme, le Canada peut non seulement relever les défis
qui se profilent à l'horizon, mais également passer à l'avant-garde d'un
nouveau récit mondial qui valorise l'inclusivité et la paix. Pour réussir son
pari, le Canada a besoin plus que jamais du Québec. La reconnaissance tacite de
la nation québécoise ne suffit pas. Il faut reconnaître par des politiques
concrètes la nation québécoise, pas seulement par des vœux pieux et par des
déclarations bon enfant. Pour son 158e anniversaire, ce pays mérite de s'offrir
le cadeau de reconnaître dans les faits la nation québécoise et cela lui
permettra de comprendre le Nouveau Monde décrit par la vision de Giuliano da
Empoli et de faire son entrée par la grande porte du 21e siècle...