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La génération de l’oubli

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Photo : J’ai l’intention de revenir sur l’affaire « Canada : The Story of Us », documentaire de fiction historique diffusé sur CBC et avalisé par le premier ministre Justin Trudeau.
Daniel Nadeau Par Daniel Nadeau
Mercredi le 19 avril 2017      

J'ai l'intention de revenir sur l'affaire « Canada : The Story of Us », documentaire de fiction historique diffusé sur CBC et avalisé par le premier ministre Justin Trudeau. J'ai cependant le désir de commenter cet événement à la lumière de la pensée de l'un des plus grands penseurs du Québec contemporain, le sociologue Fernand Dumont.

En cette année de célébration du 150e anniversaire du Canada, l'occasion est belle de nous interroger sur le sens que nous donnons à notre histoire commune en regard de notre vivre-ensemble.

Le spécialiste de l'histoire intellectuelle du Québec et professeur à l'Université du Québec à Rimouski, Julien Goyette a publié sa thèse de doctorat aux éditions Les Presses de l'Université Laval, en début d'année 2017, sous le titre : Temps et culture. Fernand Dumont et la philosophie de l'histoire. (Julien Goyette, Temps et Culture. Fernand Dumont et la philosophie de l'histoire, Québec, Presses de l'Université Laval, 2017, 249 p.). Plongez dans la pensée pénétrante de Fernand Dumont sur des enjeux actuels de notre vie démocratique.

L'actualité de la pensée de Fernand Dumont

Fernand Dumont fut un des grands penseurs du Québec au 20e siècle. Titulaire de plusieurs diplômes dont des doctorats en sociologie de l'Université de Paris et de théologie de l'Université Laval, Fernand Dumont a été l'un des artisans de la loi 101 sur la langue française votée en 1977 par le gouvernement du Parti québécois de René Lévesque.

L'apport de Fernand Dumont à la compréhension de notre monde s'inscrit dans les sentiers d'une théorie générale de la culture. Deux de ses principales idées cultes sont celle de la crise religieuse vécue par le Québec qu'il a diagnostiqué en 1968 dans le rapport Dumont et puis celle plus ancrée jusqu'à aujourd'hui de crise de la culture québécoise qui se traduit par les concepts de culture première (ce que l'on sait et l'on apprend d'instinct de notre milieu) et de culture seconde (celle que nous apprenons et qui constitue une distanciation d'avec nos croyances d'origine).

Au cœur de la pensée de Dumont, il y a cette rupture entre tradition et modernité qui compose l'essentiel des débats du Québec contemporain au cœur même de l'agitation intellectuelle autour du nationalisme québécois et de son insertion dans le grand ensemble fédéral canadien. C'est pourquoi la pensée et l'œuvre de Fernand Dumont résonnent encore très fort dans nos débats actuels même si nous nommons les choses autrement et que peu connaissent vraiment la pensée dumontienne.
Même si nous sommes censés vivre dans un présentisme étouffant et dans l'inactualité des débats, les vieilles problématiques de classes, de races, de genre et de pouvoir s'imposent toujours à nous.

L'histoire selon Dumont

Pour Fernand Dumont, l'Histoire avec un grand H est une tentative de comprendre le monde dans lequel nous vivons de façon scientifique. Une quête de subjectivité par la conscience. Un arrachement de la culture première vers une culture seconde permettant d'objectiver le monde et d'y donner un sens. Selon Fernand Dumont, l'histoire est un moyen privilégié pour dialoguer avec le vécu et pour donner un sens à nos vies. Cela est propice à créer un contexte pour fonder une solidarité entre les êtres humains. C'est cela pour Dumont l'histoire philosophique.

L'histoire qui s'interroge sur elle-même. Il y a aussi l'histoire des historiens comme la définit Raymond Aron dans son livre Dimensions de la conscience historique : « Comprendre les acteurs, expliquer les événements, élaborer des unités historiques conformes à l'articulation de la réalité, découvrir, s'il y en a, les grandes lignes du devenir auquel est soumise soit l'humanité dans son ensemble, soit chaque unité historique » (Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1964, p. 91 cité par Julien Goyette, op.cit. p. 18).

Pour Dumont, ces deux façons d'aborder l'histoire sont en confrontation dynamique. Pour lui, il y a des rapports qui s'insinuent entre l'histoire des historiens et l'histoire des philosophes comme le note Julien Goyette : « Dans l'historiographie, le philosophe découvre les carences de sa propre lecture historique; elle fait naître en lui le remords de tout ce qu'il a dû gommer et déformer pour en arriver à ses fins. Inversement, l'historien reconnaît dans l'histoire du philosophe ce que ses récits à lui faillissent souvent à atteindre ou à rendre explicite, soit un avènement de sens. Toujours, en effet, la philosophie de l'histoire lui remet sous le nez son incapacité à se déprendre tout à fait de l'interprétation de l'événement. Cette tension entre événement et avènement, croix de la théorie dumontienne de la culture, trahit deux relations concurrentes au fait historique. » (Julien Goyette, op.cit. p. 20)

Cela semble complexe, mais en fait c'est simple. Dumont note une tension toujours présente entre les faits que l'on découvre et leur interprétation pour leur donner un sens et les rendre utiles et malléables pour la vie démocratique. Ce qui signifie bien sûr que l'objectivité parfaite dans le domaine des sciences humaines n'est pas celle que l'on retrouve dans les sciences et, c'est pourquoi il peut y avoir tant de débats autour d'une production culturelle comme celle de CBC, « Canada : The Story of Us ». Ce qui ne signifie pas pour autant que cela ne doit pas susciter de débats, car l'histoire ainsi advenue devient un ciment important de la vie d'une société et les représentations que nous en véhiculons sont déterminantes dans la vie quotidienne de tous. Fernand Dumont explique bien cela dans son autre concept faisant état de la tension constante entre mémoire et histoire.

La mémoire intangible et fuyante

Pour Fernand Dumont, la mémoire appartient à la culture première et à la tradition alors que l'histoire, le récit construit de nos vies, est liée à la modernité et à la culture seconde qui, je l'ai écrit plutôt, est une appropriation rationnelle de notre vécu en comparaison avec d'autres. La mémoire est préalable à la vie démocratique et elle est toujours intangible et fuyante. La crise de la culture québécoise générée dans le sillon de l'abolition des traditions et du triomphe de la modernité a pour conséquence de mener à l'oubli et au renoncement à ce que nous avons été et à ce que nous sommes. L'histoire devient, lorsque son récit est agréé et partagé par un grand nombre, la mémoire de notre temps. Elle constitue le moyen privilégié pour unir la distance entre la culture première et la culture seconde et pour présider à l'organisation du vivre ensemble dans les sociétés modernes.

Si nous nous inspirons de Fernand Dumont, nous pourrions dire qu'en soi le documentaire de CBC « Canada : The Story of Us » est inoffensif et peut-être vu comme une œuvre de production télévisuelle à l'instar de tant d'autres que l'on peut aimer ou non. Néanmoins, le problème avec ce documentaire particulier c'est qu'il est présenté par le premier ministre du Canada, Justin Trudeau et par les producteurs comme un outil pour comprendre les clés essentielles de ce qui a fait le Canada tel qu'il est aujourd'hui. C'est là que le bât blesse. Si j'en crois les premiers épisodes que j'ai vus et les critiques fondées que j'en ai entendues par les historiens, ce récit de l'histoire de ce que nous sommes laisse de larges pans de faits historiques dans l'ombre et n'est pas représentatif d'un Nous inclusif canadien. Si cette histoire devient notre mémoire, nous créerons la génération de l'oubli...


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